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Mélancolique Bartleby

Dernière mise à jour : 1 oct. 2023


ombre flou bleu

Le terme mélancolie a été et est toujours utilisé pour évoquer des réalités différentes. Il désigne à la fois une maladie mentale, un type de caractère et un état d'esprit. Il est employé dans des textes médicaux, philosophiques et poétiques, sous différentes acceptions. Au XIXè siècle, la mélancolie constitue le sentiment moderne par excellence et le tempérament du génie. Herman Melville, en écrivant son chef d’œuvre Bartleby semble s'être inscrit dans cette mouvance.

Rappelons-nous... Bartleby met en scène un scribe, qui se fait embaucher par un avoué de Wall Street. Il exécute consciencieusement son travail de copiste face à un mur aveugle et derrière un paravent. Tout se passe bien jusqu'au jour où, à une demande de son employeur, Bartleby répond « je préférerais ne pas ». Par cette formule, répétée à chaque demande de l'avoué, qui n'est ni un refus et pourtant pas une acceptation, Bartleby va provoquer une sorte de chaos dans le cabinet et dans le monde de l'avoué. L'affaire prendra une dimension sociale un peu loufoque. Bartleby finira sa vie en prison, où on le découvrira au fond d'une cour, immobile, recroquevillé au pied d'un mur.

La nouvelle se termine sur la mort de Bartleby. Elle évoque une rumeur sur la nature de son précédent emploi, au Bureau des lettres au rebut de Washington. Cette idée de rebut nous évoque une figure de la mélancolie. Herman Melville aurait-il identifié son héros à un homme au rebut ? Ceci indiquerait-il une marque du destin ? « Cette marque du destin dont se plaint et se vante tout à la fois le sujet mélancolique (1) » ?

Dans Esthétique de la mélancolie, Marie-Claude Lambotte relate qu'il semble que cette affection ait touché nombre de génies en philosophie, en politique ou dans les arts, comme le soulignait également déjà Aristote. Si Hippocrate attribuait une étiologie somatique à la mélancolie, les disciples d'Aristote y voyaient la possibilité d'une origine double, à la fois de l'âme et du corps.

Au XVIIIe siècle, avec Anne-Charles Lorry, l'étiologie mélancolique suit une nouvelle conception et se situe au niveau des fibres du système nerveux. Philippe Pinel fait dériver la mélancolie d'un faux jugement que le malade porterait sur son corps. Les auteurs du XIXe siècle vont bannir de leur vocabulaire le mot de mélancolie, qu'ils remplacent par monomanie triste ou lypémanie. A partir de ce moment, le mot de mélancolie est laissé aux philosophes et aux poètes.

En 1913, Kraepelin modifie la classification de la mélancolie à partir de la huitième édition de son Lehrbuch der Psychiatrie, dans laquelle la mélancolie rejoint la folie maniaco-dépressive, tout en s'en distinguant. Actuellement le terme même de mélancolie est recouvert par la catégorie de dépression majeure. Pour Marie-Claude Lambotte, « seule la psychanalyse continuerait à reconnaître la mélancolie comme une affection à part entière et, de ce fait, poursuivrait son avancée dans la mise au jour des mécanismes inconscients qui la déterminent ». Pour la psychanalyste, « la mélancolie continue d'interroger les trois types de structure : névrose, psychose et perversion (2) ».

Freud lui, classait la mélancolie parmi les psycho-névroses de défense, et plus précisément les névroses narcissiques. Dans Deuil et mélancolie, en 1917, il se penche sur le mécanisme dynamique de la maladie. Il explique l'impossibilité pour le sujet de se séparer de l'objet perdu et de réinvestir son énergie ainsi libérée sur un substitut. Alors que le deuil s'achève à un moment donné, la mélancolie s'installe, sous la forme de l'incorporation de l'objet perdu au sein du sujet lui-même. Le sujet reprend alors à son compte l'ambivalence des sentiments qu'il portait auparavant à l'objet aimé. Il le traduit par cette formule célèbre « L'ombre de l'objet tomba ainsi sur le moi (3) ».

Sa dernière avancée aura lieu en 1923, après avoir construit la théorie de la pulsion de mort dans Le moi et le ça. Finalement, la mélancolie produit le même travail que le deuil. « Mais alors que le deuil doit permettre au sujet de renoncer à l'objet perdu, et donc retrouver ainsi son propre investissement narcissique et sa capacité à désirer de nouveau, la mélancolie, en amenant le sujet à renoncer... à son moi, l'amène à une position de renoncement général, d'abandon, de démission désirante, qui rend compte en dernier lieu du terme de la mélancolie : le passage à l'acte suicidaire, et généralement radical (4 )».

Il y a une confusion parfois entre l’œuvre et la personne et une tradition critique qui veut que comprendre l'auteur, ce soit comprendre l’œuvre.

Herman Melville, en poète, a réussi à écrire ce qui était impensable, l'impossible à dire, soit le réel de Jacques Lacan. Comme Kierkegaard qui cherchait « l'inconceptualisable », la vérité impensable ou impossible à penser, qu'il peut nous arriver de rencontrer.

L'attitude de Bartleby pourrait également rappeler la vision kierkegaardienne de la mélancolie : « La mélancolie n'est-elle pas le défaut de nos jours ; n'est-ce pas elle qui se fait entendre jusque dans les rires insouciants ; n'est-ce pas elle qui nous a ravi le courage de commander, le courage d'obéir, la force nécessaire pour agir, la confiance indispensable pour espérer ? (5) ». La mélancolie est ici une position subjective, une forme de soi et une figure du monde.

Kierkegaard évoque la mélancolie comme une énigme fondamentale. Elle a « quelque chose d'inexplicable » écrit-il. « Éprouve-t-on une tristesse, un souci, on en connaît la cause. Mais si l'on demande à un mélancolique la raison de son état, quel poids l'oppresse, il répond qu'il n'en sait rien et ne peut l'expliquer. C'est dans cette ignorance que consiste l'infini de la mélancolie (6). »

Bartleby, ne peut s'expliquer quand l'avoué lui pose des questions, il préfère ne pas donner de réponses. Et sans doute les ignore-t-il lui même.

La mélancolie est une souffrance d'autant plus forte, nous dit Kierkegaard, qu'elle ne semble engendrée par rien de particulier. La peine n'est pas provoquée par une chose particulière, c'est l'existence elle-même qui ne peut guérir d'elle-même. Quelque chose dans l'être est en cause.

De même, Freud, dans une lettre à Fliess du 7 janvier 1895 intitulée Manuscrit G, compare la mélancolie à une « hémorragie interne (7). Il décrit la mélancolie comme « une inhibition psychique, accompagnée d'un appauvrissement pulsionnel (8) ». La mélancolie correspondrait à une « hémorragie libidinale (9) ».

Plus tard, dans Deuil et mélancolie, Freud comparera le processus du deuil à celui de la mélancolie en relevant que si la mélancolie présente des traits comparables au deuil, elle présente aussi des différences notables. Une différence déterminante est que dans le cas de la mélancolie « on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu (10) ». Ainsi, le mélancolique est aux prises avec une insupportable perte mais sans objet perdu. Le manque ici ne concerne pas seulement l'objet aimé mais ce qui permet d'aimer, de désirer, et donc d'être animé par un mouvement vital. Pour le mélancolique, la perte ne concerne pas le but ou la destination du désir, mais la source même du désir. La mélancolie est une privation de soi. « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c'est le moi lui-même (11) ».

Si les symptômes de la mélancolie sont les mêmes, le deuil lui ne dure qu'un temps et fait suite à une perte. La mélancolie en revanche, semble structurer le sujet et l'objet de la perte n'est pas identifiable. La psychanalyse n'a cessé de s'interroger sur le statut de cet objet perdu.

Pour Jean-Daniel Causse la mélancolie est une forme statique de l'existence, une façon de vivre en étant immobile. Mais elle peut prendre une apparence contraire en affichant le visage factice du dynamisme et de la jouissance du monde et l'esthétique représente cette sorte du simulacre. Elle est « l'immobilité sous la forme illusoire du mouvement permanent (12) ». Il cite également le Juif errant, qui est une autre figure kierkegaardienne de l'esthétique, figure qui ne peut s'installer dans aucune terre et fait de chaque territoire un lieu équivalent à un autre. Il circule dans un espace sans limite qui le ramène toujours au même point. Cette errance privée de mouvement nous rappelle Bartleby qui est arrêté pour « vagabondage », lui qui n'a pas quitté l'étude de l'avoué.

Le sujet mélancolique est celui qui, faute de pouvoir se laisser entraîner dans le grand jeu du monde, reste en retrait. Il est incapable de se laisser prendre par le semblant qui fait notre quotidien. Il devient alors spectateur de lui-même. Il se regarde vivre, mais sans y être.

Cette définition du sujet mélancolique nous rappelle Bartleby et sa célèbre formule « Je préférerais ne pas » (ou « j'aimerais mieux pas » selon la traduction). En disant cela, il ne manifeste aucune préférence. Tout lui semble égal. Il s'agit d'une préférence négative, ou d'une « affirmation négative », selon la formule de J.-B. Pontalis. Il ne préférerait pas faire autre chose, il préférerait juste ne pas faire quelque chose mais sans manifester un quelconque intérêt pour une autre activité. « Son je préférerais n'implique aucune alternative (je préfère ceci à cela). Dans le I would prefer, il y a bien de l'affirmation, mais aussitôt accolée à la négation du not pour s'achever, s'inachever, dans le suspens du not to. Ne pas quoi ? Ne pas faire, ne pas dire, ne pas écrire, ne pas expliquer, ne pas vivre, ne pas avoir de corps, ne pas être né, ne pas exister... (13) ».

Et « si ce que Bartleby exigeait, c'était le droit d'être, tout simplement, le droit d'être, sans avoir le devoir d'exister (14) » ? A force de refus, Bartleby en vient à une sorte de refus d'exister, socialement et dans son existence de sujet.

C'est ce que décrit Gilles Deleuze également dans sa postface de Bartleby : « Bartleby a gagné le droit de survivre, c'est-à-dire de se tenir immobile et debout face à un mur aveugle. Être en tant qu'être et rien de plus (15) ».

Bartleby se sépare progressivement de lui-même, dans l'inaction puis dans la mort. Il est dans la perte de soi. Comme l'avait compris Freud, c'est le Moi qui devient l'objet du deuil. A la fin de la nouvelle, Bartleby mourra sans rien dire, ni rien demander, exerçant jusqu'au bout son droit de préférence négative, en l’occurrence la préférence au non-être.

Ainsi, la « mauvaise place » du sujet mélancolique est celle où, au lieu de participer au jeu du monde, il en devient le spectateur. Toutefois, comme nous le rappelle Jean-Daniel Causse, cette mauvaise place ou même cette sensation de n'avoir aucune place, est aussi ce qui fait une lucidité propre à la mélancolie. Ne se laissant pas prendre par le jeu du monde, le mélancolique, en se tenant à distance, en dévoile les faux-semblants et pose avec radicalité la question de la vérité. La mélancolie est vue ici comme une tentative du sujet de réintégrer un espace de vérité.

Dans la nouvelle, la formule d'une préférence utilisée par Bartleby devient contagieuse. Les clercs et l'avoué lui-même se mettent à utiliser la formule I would prefer. Et à sa façon, par une forme de douce révolte, Bartleby remet en cause les certitudes de l'avoué et bouscule l'ordre établi. Ici, la mélancolie s'abat sur la représentation du monde qui devient un monde figé par la stupeur.

Le sujet mélancolique fait apparaître que ce que nous prenons pour notre véritable visage est un masque et que nous étions immobiles là où nous nous pensions en mouvement. Il dévoile la mort sous l'apparence de la vie. L'immobilité de Bartleby évoque bien cette figure de la mélancolie. Il est immobile, tous s'agitent autour de lui mais rien ne bouge. La mélancolie est une perdition au sens d'une vie pétrifiée, incapable du moindre mouvement véritable, située dans un temps arrêté. Elle interrompt tout mouvement. C'est une vie abandonnée par le désir.

L'immobilisme de Bartleby semble ainsi confiner à la mélancolie. « Se laisser choir, comme un objet a, comme s'il se réduisait lui-même au rang d'objet a, objet déchet à rejeter par les autres comme il se rejette lui-même du lien social (16) ».

Bartleby ira jusqu'à se laisser mourir, face au mur de sa prison, à la fin de la nouvelle, rappelant ainsi la théorie de Jacques Lacan, qui faisait de la mélancolie une douleur d'exister. Dans l'acte du « laisser tomber », il voyait « la marque de la faillite du discours […] dont le suicide du mélancolique est l'illustration majeure. L'acte signe alors le point où il n'y a plus de parole possible, plus d'adresse à l'Autre, plus que cet instant où le sujet, arrivé au bout de son desêtre, choit et se rencontre enfin, dans sa chute même, dans ses épousailles mélancoliques avec lui-même, dans la mort (17) ».

Ceci nous rappelle la rumeur selon laquelle Bartleby était employé au Bureau des lettres au rebut, ces « lettres mortes », jamais arrivées à destination.

Pour J.-B. Pontalis, il s'agit d'une « histoire qui porte à l'extrême la logique implacable du désespoir. Une histoire qui fait basculer tout langage dans le silence et précipite la pensée, progressivement prise de vertige, dans le vide (18) ».

Roland Gori voit dans la nouvelle de Melville une figure de « l'insurrection par excellence, la révolte sans violence de celui qui peut répondre I would prefer not to, respectueusement, sans se hâter, avant de disparaître en douceur (19) ». C'est cette « douceur magique » qui désarme l'ordre et les affaires et c'est ainsi que « Bartleby initie son employeur et ses collègues... à la fraternelle mélancolie de la condition humaine (20) ».

C'est sans doute le propre des grands textes de la littérature de permettre des interprétations et des questionnements sans fin. Pour Ginette Michaud la littérature et la psychanalyse ont en commun une certaine manière de « répondre sans répondre » au-delà de toute maîtrise. Elles font résonner la langue et le droit au secret : « pouvoir de tout dire et de tout cacher ». Elles seraient ces lieux d'hospitalité, qui abritent une chance de déconstruire la parole (21). Et en effet, il semble bien que la nouvelle d'Herman Melville, plus d'un siècle et demi après sa parution, n'a toujours pas livré tous ses secrets.

1 Marie-Claude Lambotte, Le discours mélancolique : De la phénoménologie à la métapsychologie, Paris, Anthropos, 1993, 653 p.

2 Ibid.

3 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1986, 185 p. 156

4 Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, « In extenso », 2009, p. 347

5 Soren Kierkegaard, L'alternative. Deuxième partie (1843), in Oeuvres complètes, t. 4, Paris, L'orante, 1970, p. 22.

6 Ibid. p. 171

7 Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 97.

8 Ibid., p. 96

9 Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Op. Cit., p. 346

10 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Op. Cit., p. 149

11 Ibid, p. 150

12 Ibid.

13 J.-B. Pontalis, « L'affirmation négative », Libres cahiers pour la psychanalyse, 2000/2, n° 2, Paris, Éditions In Press, p. 13

14 Ibid., p. 14

15 Gilles Deleuze, « Bartleby, ou la formule », in Herman Melville. Bartleby. Paris, Flammarion, "GF", 2012, p. 165

16 Didier Lauru, « I would prefer not to. Je préférerais ne pas », Enfances & Psy, 2017/1, n° 73, Ramonville-Saint-Agne, Erès, p. 170

17 Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Op. Cit., p. 347

18 J.-B. Pontalis, Op. Cit., p. 13

19 Patrick de Neuter. « Interview de Roland Gori », Cahiers de psychologie clinique, 2011/1, n° 36, Bruxelles, De Boeck, p. 15

20 Ibid.

21 Ginette Michaud, Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Gallilée, 2006.

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